L'Ingénu de Voltaire - Chapitre XVI
INTRODUCTION
Ce texte est tiré du chapitre XVI de l’Ingénu, un conte philosophique écrit par Voltaire en 1767. Celui-ci est un philosophe engagé appartenant au mouvement des Lumières. Ici, l’auteur se sert de la fiction afin de dénoncer le fanatisme religieux qui règne dans sa société. Pour se faire, il exploite entre autre le mythe du bon sauvage, un thème très populaire à son époque. Dans ce conte philosophique, l’intrigue se situe en 1689 sous Louis XIV, soit près d’un siècle avant l’époque de Voltaire. Néanmoins, il fait bien la critique de sa propre époque. Dans son conte, l’auteur fait d’un huron l’observateur critique de la société en se servant du regard naïf de ce dernier. Mademoiselle de Saint-Yves, à qui on destinait un autre homme en mariage, a fui à Paris. Elle s’y rend dans le but de sauver son amant, l’Ingénu, et commence ainsi son parcours initiatique. Avec les mésaventures de cette jeune femme innocente, Voltaire va faire le portrait d’une société parisienne corrompue. Ainsi, cherchant à faire sortir l’Ingénu de prison, Mademoiselle de Saint-Yves va demander son aide à Saint-Pouange. Celui-ci, en échange de l’aide qu’il lui accordera, lui propose un marché libertin représentatif de sa société. Mademoiselle de Saint-Yves, désespérée suite à cette proposition, va demander conseil au père Tout-à-tous, un jésuite. Ce dernier, hypocrite et corrompu, lui livre un plaidoyer paradoxal pour l’iniquité dès lors qu’elle cite le nom de Saint-Pouange. Ainsi, Voltaire fait la critique de la « secte » jésuite qui est au service des puissants. En quoi, avec cette scène, Voltaire parvient-il à faire une critique acerbe des jésuites ? Ici, nous reviendrons sur le dilemme de taille auquel Mademoiselle de Saint-Yves fait face. Nous mettrons ensuite l’Accent sur le changement radical dans la conduite et le jugement du père Tout-à-tous. Enfin, nous parlerons de l’action des jésuites au service des puissants représentative d’une société corrompue.
I). Mademoiselle de Saint-Yves fait face à un dilemme de taille
Mademoiselle de Saint-Yves fait face à un dilemme de taille. Son amant, l’Ingénu, est en prison. Elle veut le sauver, mais ne voit pas comment s’y prendre. En effet, elle peut soit renoncer à lui, soit perdre sa virginité pour le faire libérer. Elle va donc demander conseil au père Tout-à-tous, un jésuite.
a). La virginité, un don précieux
En délivrant son amant Mademoiselle de Saint-Yves perdrait son don le plus précieux : « au prix de ce qu’elle avait de plus cher » (l.50-51). En effet, celle-ci, dont l’innocence est hyperbolisée (« la pauvre fille », « la beauté en larmes »…) devrait, pour sauver son amant, faire un sacrifice aux conséquences trop importantes. Les citations « il demandait un grand prix de son service » (l.3-4) ou encore « au prix… plus cher » (l.50-51) en sont de bons exemples Voltaire va encore plus loin en écrivant que si elle perdait sa virginité. Elle deviendrait « indigne de vivre » (l.19) et ferait preuve d’ « infidélité » (l.4), pour elle ce serait une terrible perte. Cette impression de l’irréparable se reflète dans l’utilisation de mots et d’expressions très forts : « honte » (l.18), « indigne » (l.19), « succomber » (l.6), etc. Cela donne un effet pathétique, ici, on sent bien l’utilisation de ce registre. Ainsi, nous voyons que Mademoiselle de Saint-Yves se trouve dans un désarroi complet, elle possède un don trop précieux pour être sacrifiée, mais a un amant dont elle est follement « éperdue ». Voltaire, en mettant son personnage devant ce dilemme, la fait passer d’un personnage d’apologue stéréotypé à une héroïne romanesque persécutée.
b). Le sentiment amoureux
Mademoiselle de Saint-Yves est très éprise de son « amant » (l.18), au point qu’elle considère que le tromper serait faire preuve d’ « infidélité » (l.4). Elle est persuadée que le don de sa virginité ne devrait appartenir qu’à cet amant infortuné » (l. 51). Dans cette citation, le mot « appartenir » renforce l’amour qu’elle lui porte, dans sa tête, ils semblent déjà ne faire plus qu’un. Tandis que l’expression « amant infortuné » montre encore une fois le désarroi dans lequel se trouve Mademoiselle de Saint-Yves. En effet, le mot « infortuné » montre qu’elle se lamente encore une fois quant à son sort et à celui de son amant, ce qui vient à nouveau renforcer la tonalité pathétique.
c). Un choix menant dans tous les cas à sa perte
Mademoiselle de Saint-Yves, qui éprouve une très forte passion semble destinée à être malheureuse : « je suis perdue quoi que je fasse » (l.17), « je n’ai que le choix du malheur » (l.17) et « je ne puis le laisser périr et je ne puis le sauver » (l.19). Dans cette phrase, le mot « périr » est très fort, de plus le parallélisme syntaxique et la négation sont importants. En effet, ils montrent que notre héroïne n’a plus aucune échappatoire. Cette phrase qui s’ajoute au mouvement binaire entre « honte » et « malheur » sert à montrer qu’il est déjà trop tard. Ainsi, Voltaire élève son personnage au rang d’héroïne tragique inespérée dont l’impuissance est totale et l’éloigne donc énormément de son image de personnage de conte totalement stéréotypé. Enfin, le champ lexical de la mort, avec des mots tels que « sacrifierait » et « délivrée par la mort » renforcent le portrait d’une héroïne tragique broyée par son destin et annonce également sa mort. Face à cette jeune femme innocente, on retrouve le père Tout-à-tous, un jésuite manipulateur et au service des puissants représentatif de sa « secte » et de sa « société ».
II). Un changement d’attitude radical de la part du père Tout-à-tous, qui par son côté mécanique et canonique cache son aspect manipulateur
a). Une réaction de départ
Au départ, ne sachant pas qui est à l’origine de cette demande, le père Tout-à-tous semble horrifié. On peut par exemple relever le passage « un abominable pêcheur! », qui comporte une exclamation et un vocabulaire très fort avec « abominable » ou encore avec l’expression « vilain homme ». Dans ces deux passages, le vocabulaire fort donne une impression de tonalité polémique. Il part également du principe que le coupable ne peut pas être jésuite, « c’est à coup sûr quelque janséniste » (l.9) et souhaite prendre des mesures : « je le dénoncerai » (l.8-9), « mettre dans le gîte… épouser » (l.9-10). Cette deuxième phrase révèle qu’il souhaite même mettre le coupable en prison. Ce passage révèle donc qu’il a également le pouvoir de le faire.
b). Saint-Pouange, un « homme de bien » ?
Après la nomination de Saint-Pouange, l’attitude du père Tout-à-tous change radicalement, il le défend. Ainsi, Voltaire cherche à montrer l’hypocrisie des jésuites en l’opposant à la vérité qu’apporte Mademoiselle de Saint-Yves. Le père se place tout à coup dans une position de défense : « c’est tout autre chose » (l.13). Le « tout » sert d’intensif dans cette phrase, il représente une exagération hypocrite, ce qui renforce l’ironie dont fait preuve Voltaire pour critiquer les jésuites. Tout-à-tous décrit Saint-Pouange comme un homme pieux, ex : « homme de bien, protecteur de la bonne, bon chrétien (l.14-15). Il se base sur les apparences que donne Saint-Pouange, ou plutôt sur le fait que celui-ci est puissant, pour dire que Mademoiselle de Saint-Yves a dû mal comprendre : « il ne peut avoir eu une telle pensée, il faut que vous ayez mal entendu » (l.15-16).
c). Un discours à l’appui
Le père Tout-à-tous fait un discours à Mademoiselle de Saint-Yves afin de lui prouver qu’elle ne pêcherait pas en faisait ce qu’on lui demande. En effet, il fait un jeu de mot sur « mari » (l.22) et « époux » (l.24). Selon lui, Mademoiselle de Saint-Yves ne doit pas appeler l’Ingénu son « amant » (l.21), mais son « mari » puisqu’elle le considère comme tel. Cependant, elle peut faire ce que Saint-Pouange lui demande, car il n’est pas son « époux » de fait. Ici, on a une asyndète, le discours présente un faut semblant de logique. Tout-à-tous cite Saint-Augustin pour appuyer son discours, pour lui ce dernier a toujours raison, il s’en sert comme argument d’autorité : « Soyez sûre… pleinement raison » (l.42). Avec ce passage, on retrouve l’utilisation d’une autre asyndète sur laquelle est basée une certaine ironie. Ainsi, par l’attitude de Tout-à-tous, on voit que les jésuites forment une « secte » corrompue. Secte qui est elle-même représentative d’une société libertine et corrompue.
III). La critique d’une secte qui est elle-même le portrait d’une société libertine et corrompue
a). Le Père Tout-à-tous en tant que représentant de la secte jésuite
Comme nous l’avons déjà démontré, le père Tout-à-tous change d’opinion dès qu’il apprend que Saint-Pouange est accusé et fait, pour le défendre, un discours en quatre étapes, ex : « quatrièmement ». Ce discours se veut structuré comme étant logique, mais est au final une mascarade. Il consiste en un faux semblant de logique qui permet de cacher l’attitude arbitraire de Tout-à-tous. En effet, il est prêt à faire emprisonné le coupable jusqu’à ce qu’il entende qu’il s’agit de Saint-Pouange. À partir de ce moment-là, le « bon confesseur » (l.1), pour ajouter à l’ironie de la situation, s’évertue à faire le portrait d’un Saint-Pouange presque saint. Nous voyons ainsi que le père Tout-à-tous et par extension la secte jésuite sont des gens de pouvoir qui agissent au service des puissants.
b). Le récit que le père Tout-à-tous cite dans son discours relate indirectement la conduite de Saint-Pouange vis-à-vis de Mademoiselle de Saint-Yves
Normalement, Tout-à-tous ne peut rien nier, car Mademoiselle de Saint-Yves le choisit comme « confesseur » (l.1) et lui confie qu’un « homme puissant et voluptueux lui propose… de son service » (l.2-4). Il sait tout de la situation et cherche pourtant à la nier, car Saint-Pouange est un homme puissant : « cousin… grand ministre » (l.13-14). Le récit qu’il utilise en se référant à Saint Augustin (« qu’il commettrait avec elle le péché immonde… pour sauver sa vie », l.36-40) dénonce lui-même le libertinage que Tout-à-tous s’emploie rigoureusement à rendre inexistant aux yeux de Mademoiselle de Saint-Yves, autrement dit, celui dont fait preuve Saint-Pouange. Nous voyons donc là un décalage entre la façon dont Tout-à-tous exploite ce récit pour défendre Saint-Pouange et le contenu même de ce récit qui montre l’immoralité, l’iniquité du libertinage. Ce décalage renforce d’ailleurs l’ironie et sert la dénonciation du libertinage à laquelle s’affaire Voltaire. L’auteur va d’ailleurs très loin dans sa dénonciation (à peine voilée) en qualifiant les faveurs sexuelles de « services » et en insistant sur le champ lexical du péché : « répugnance horrible », « péché immonde »…
c). La secte jésuite au service de l’esprit de corruption omniprésent dans la société libertine qu’elle représente
Dans la description que fait le père Tout-à-tous de Saint-Pouange on voit bien que pour lui, homme puissant rime avec homme honnête (ou plutôt avec davantage de pouvoir pour lui-même). Ainsi, il qualifie Saint-Pouange de « bon chrétien », d’ « homme de bien » et ajoute : « Mgr de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas » (l.43-44). De même, la phrase « ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu’il faut toujours éviter autant qu’il est possible » présente une antithèse, ce qui fait en sorte que le père Tout-à-tous lui dit qu’elle peut pécher. Sa mauvaise foi va encore plus loin lorsqu’il prend Dieu à témoin : « je prierai Dieu pour vous, et j’espère que tout se passera à sa plus grande gloire ». Nous voyons ici toute l’ironie de la chose, le père Tout-à-tous vient de faire le culte du péché à Mademoiselle de Saint-Yves et prend Dieu à témoin. Il est en train de sous-entendre qu’accepter la proposition de Saint-Pouange est la meilleure chose à faire et qu’elle n’a pas à ressentir de culpabilité puisque ses intentions sont bonnes (« les actions ne sont pas d’une malice de coulpe quand l’intention est pure »). Ainsi, d’une certaine façon, le fait qu’elle le fasse pour sauver son amant ferait que le péché dont nous parlons n’en serait plus un. Dans l’intégralité de son discours, il soutient que Mademoiselle de Saint-Yves doit accepter cette proposition, mais finalement il lui dit « je ne vous conseille rien; vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari » (l.42-43). Cette dernière citation montre qu’après avoir renié tous les principes bibliques pour se positionner au service d’un puissant et garder sa place, il sait que ce qu’il a fait est mal et s’en lave les mains.
CONCLUSION
Ce passage est crucial dans le cheminement personnel de Mademoiselle de Saint-Yves et dans l’ensemble de l’intrigue. C’est en effet à ce moment-là que Voltaire fait d’elle une héroïne romanesque voire tragique. Même si elle garde encore les caractéristiques premières du personnage d’un conte philosophique. De plus, l’auteur (Voltaire), comme à son habitude, effectue dans ce passage une critique acerbe des puissants et des sectes à leur service. Il fait cette critique en s’appuyant sur le discours hypocrite et illogique du Père Tout -à-tous ce dernier va à l’encontre des principes bibliques afin de soutenir les puissants dont il fait finalement parti, en quelque sorte.
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